Le procureur général près la Cour d’appel de Cayenne fait l’inventaire des avancées recensées au cours de la dernière année en matière de lutte contre la criminalité organisée.
Au début de l’année, vous expliquiez devoir fonctionner avec des « moyens contraints ». Depuis le dernier passage en date du Garde des Sceaux [en octobre 2022], qu’en est-il de la mise en place d’un pôle de grande criminalité au tribunal judiciaire, de la création de cinq postes fixes et de l’installation d’un parquetier en lien avec la JIRS de Martinique ?
La dernière visite du Garde-des-Sceaux, alliée à celle de Gérald Darmanin et de Gabriel Attal [alors ministre des comptes publics], a été un véritable tournant pour nous parce qu’elle a généré des moyens supplémentaires non négligeables. Une institution comme la justice où les effectifs sont peu nombreux accueille favorablement ces apports. Tout le monde en a bénéficié. On parle de création de brigades de gendarmerie, de création du RAID… Les différentes branches du régalien ont été renforcées. Le parquet, qui était à la peine, est passé de 9 à 14 magistrats. Cela change profondément la donne, puisque le parquet n’est plus uniquement contraint à la gestion de l’urgence qui est ici très prenante car la criminalité est soutenue. Il est aujourd’hui possible de travailler sur des enquêtes plus longues et d’investir des domaines difficilement couverts jusqu’à présent.
Quels sont les domaines que vous aviez du mal à toucher jusqu’ici ?
Premièrement, c’était développer des enquêtes portant sur la criminalité organisée. On agissait principalement dans le cadre de la flagrance pour les enquêtes sur les trafics notamment. Aujourd’hui, on est plus dans une logique de démantèlement. Quand on veut lutter contre la criminalité organisée, tant que la structure n’est pas démantelée, il n’est pas porté atteinte aux causes du mal. Pour y parvenir, il faut avoir des magistrats qui ont le temps de discuter avec les enquêteurs, d’approfondir les dossiers… C’est un travail de longue haleine. Une section « délinquance organisée » a été créée au sein du parquet de Cayenne. Des postes d’enquêteurs ont été mis en place à la gendarmerie.
Le deuxième secteur que nous avons investi, c’est l’économique et le financier. Si on veut que la Guyane se développe et qu’elle attire des investisseurs, il ne faut pas qu’on ait l’impression que c’est un endroit dérégulé. Il y a des normes en matière de concurrence et de droit social à respecter. C’est un secteur qui était à mon avis trop peu investi.
« Il y a aussi un travail de dialogue ».
La répression, c’est le cœur de nos métiers, mais il y a aussi un travail de dialogue avec les acteurs économiques. Le troisième secteur dans lequel on a investi, c’est le droit de l’environnement. S’il y a un trésor à préserver en Guyane, c’est celui de la biodiversité et de la nature. On n’avait pas vraiment les moyens de développer une politique de protection. Cela a beaucoup changé puisqu’on dispose désormais d’une police de l’environnement en mesure de nourrir le parquet avec des procédures. Si la Guyane n’a pas une action significative en matière de protection de l’environnement, je ne vois pas qui pourrait l’avoir.
Quid de la convention partenariale signée en octobre 2022 avec le Suriname pour lutter contre le trafic de stupéfiants ?
Nous avions conclu la mise en place d’instruments, qui n’étaient à l’époque pas encore ratifiés par le Suriname. Le Garde-des-Sceaux a fait en sorte que ces textes ne soient pas lettre morte et puissent prendre forme. Avec le Suriname, on a une assez bonne coopération policière et judiciaire, c’est un bon partenaire. Figurez-vous que, assez souvent, des délinquants font des mauvais coups en Guyane et vont se réfugier au Suriname. Ce pays voisin collabore sans difficultés. Mais on peut se heurter, parfois, aux limites structurelles de cet État plus qu’à une véritable mauvaise volonté.
La Cour Criminelle et la Cour d’Assises seront-elles en mesure de juger l’ensemble des dossiers en attente (63 pour la seule année 2023) ?
Nous avons pas mal d’affaires criminelles en Guyane. Tout est audiencé, nous n’avons pas de stock. Toutes les affaires qui étaient à juger sont programmées. Heureusement, c’est un secteur dans lequel nous arrivons à rendre la justice. D’autres dossiers arrivent, car on a une cinquantaine d’homicides par an en Guyane. Dans beaucoup d’affaires, on retrouve les auteurs, donc nous serons à-mêmes de les juger. Il y a à peu près autant d’affaires criminelles à Cayenne qu’à Lyon. On compte 39 homicides depuis le début de l’année en Guyane, c’est plus qu’en 2022.
Peut-on établir un parallèle avec l’ « installation durable » sur le territoire de groupes criminels en lien, notamment, avec l’orpaillage illégal ?
Un lien avec la présence de groupes criminels, oui. Un lien avec l’orpaillage, je serai plus nuancé. Le gros des homicides repose sur des règlements de comptes entre gangs. Cette année, deux gangs Guyaniens se sont affrontés, causant 9 morts. Évidemment, ça fait monter la statistique.
On peut alors parler de criminalité importée ?
Oui, en Guyane, la criminalité est d’origine exogène. Les phénomènes criminels se sont développés parallèlement aux évolutions de la Guyane. Le jour où le Centre spatial Guyanais, les infrastructures, les hôpitaux ou encore les aides sociales se sont développés, les populations déshéritées des environs ont été attirées, dont certains membres ont généré une criminalité dont les effets se font encore sentir aujourd’hui.
« La criminalité a toujours utilisé les moyens les plus modernes et les moins régulés. »
Parallèlement, les saisies d’armes à feu ont augmenté de 69% par rapport à l’an passé.
Quelle est la source du trafic d’armes ? Comment se développe-t-il ?
Ce que l’on sait, c’est que les armes de poing sont essentiellement d’origine brésiliennes, notamment des armes Taurus. On en saisit de plus en plus, c’est assez catastrophique. Cette année, on est déjà à plus de 200 saisies, contre 340 en 2022. Ces armes sont retrouvées au sein des groupes criminels, mais aussi de manière assez large dans la population. Ce qui fait qu’un conflit routier entre automobilistes peut se régler à coups de revolver… Il y a des risques de dérives sud-américaines. Rappelons aussi que les armes ne viennent pas toutes du Brésil. Ces dernières viennent plutôt du Guyana et du Suriname.
Ces armes sont parfois vendues sur les réseaux sociaux, via des groupes WhatsApp. Comment endiguer ce fléau des réseaux sociaux ?
Les réseaux sociaux, on les retrouve très souvent dans des utilisations criminelles. C’est vrai pour les armes, les stupéfiants, la prostitution. La criminalité a toujours utilisé les moyens les plus modernes et les moins régulés. La régulation se fait avec un temps de retard. Pour internet, je serai plus nuancé. Le temps que des Etats se mettent d’accord pour réguler des nouvelles technologies permet aux groupes criminels de proliférer sur ces dernières. Les cryptomonnaies par exemple ont déjà été utilisées pour des demandes de rançons. On remarque aussi que Starlink* est assez utilisé dans la forêt Guyanaise par les orpailleurs illégaux.
Dans la forêt, les groupes criminels ont un fonctionnement similaire à celui observé sur le littoral ?
Il faut distinguer deux choses. Des bandes armées qui se trouvent en forêt ont un rôle d’encadrement de l’activité d’orpaillage. Ils doivent protéger le site, assurer la sureté des transferts d’or, la mise au pas des récalcitrants, la protection du matériel… Après, des factions criminelles extérieures à la forêt s’intéressent de plus en plus à l’orpaillage. Ce sont des factions opportunistes qui vendent des armes, des stupéfiants… L’orpaillage les intéresse parce que c’est lucratif. Leurs actions peuvent se matérialiser par des attaques de mines légales, par exemple, afin de dérober les produits de l’orpaillage. Ou alors, ce qui serait encore plus grave, on n’en a pas encore la preuve immédiate, ce serait que ces factions soient directement impliquées dans les activités d’orpaillage. La présence de ces factions est croissante, depuis quelques années, en Guyane, mais on ne peut pas dire qu’elles ont pénétré le milieu de l’orpaillage.
Pour la lutte contre l’orpaillage illégal, les personnes interpellées sont encore ceux qui « tiennent la pelle » ? Certaines filières, dont celles qui sont chinoises au Suriname, ont- elles été remontées ?
Les filières chinoises sont identifiées depuis longtemps pour tout ce qui concerne la logistique de l’orpaillage. D’abord parce qu’on retrouve du matériel chinois sur les sites.
L’hypothèse qui est ouverte aujourd’hui c’est que ce même réseau de commerçants est également impliqué dans le blanchiment de l’or extrait en Guyane. On n’a pas de réponses définitives là-dessus, mais des éléments nous autorisent à nous poser légitimement la question.
Si on ne veut pas être seulement dans la gestion des conséquences de ces phénomènes, notre action nous amène à sortir de la Guyane. Il faut de la coopération, mais aussi et surtout de l’action diplomatique. Nous y travaillons avec le Brésil, le Suriname et le Guyana. Ce dernier pays pourrait connaître des problèmes de sécurité lourds en raison de son développement soudain. La sécurité régionale est importante pour le développement économique qui exige la réduction du risque sécuritaire. Il faut bien comprendre également que le traitement des questions criminelles passe inévitablement par une action internationale. Seule la coopération régionale le permettra. La négociation permanente avec la Suriname est quasiment finalisée. Avec le Brésil, on essaie de conclure une convention sur le transfèrement des détenus. On en est encore aux balbutiements avec le Guyana, tout est à construire.
La juridiction interrégionale spécialisée, fer de lance judiciaire de la lutte contre les trafics, est installée à Fort-de-France. De longue date, des avocats réclament son implantation en Guyane, pourquoi ce souhait n’est pas exaucé ?
La JIRS correspond à un certain nombre de critères, notamment des critères interrégionaux. Il faut qu’une JIRS soit compétente sur plusieurs cours d’appel, plusieurs ressorts. En Guyane, on a plus un problème de criminalité organisée qu’un problème interrégional. C’est la raison pour laquelle nous plaidons pour avoir en Guyane une section qui s’occupe de la criminalité organisée. La plupart des dossiers concernent rarement la Guadeloupe et la Martinique. Leur origine est exogène, mais la réalisation se fait en Guyane. Je souhaite plutôt avoir des moyens, de la technicité, des personnes et des juridictions en mesure de juger des affaires de criminalité lourdes en Guyane. Il ne faut pas lâcher la proie pour l’ombre.