Dernière ligne droite avant le premier tour dimanche. Ce vendredi soir, Mo News , vous permet de redécouvrir, en version intégrale, les interviews des 4 têtes de liste pour la CTG, qui ont tous répondu aux questions de l’unique journal papier de Guyane.
Interview publiée le jeudi 22 avril 2021 dans Mo News ( avant le début de la campagne officielle) . Faisons le point avec l’un des challengers attendus du scrutin, Jessi Américain. Celui qui se considère comme un « enfant de l’Ouest » veut porter haut une « ambition politique » pour le territoire. Arrivé 3e des municipales l’an dernier à Saint-Laurent, le jeune trentenaire ne manque pas d’ambitions. Entretien.
Pour Jessi Américain, « la politique est l’instrument idéal pour faire avancer les choses » (crédit photo : Rudy Cochet / Suprart)
Comment vous positionnez-vous dans ce scrutin qui va concerner la Guyane ?
Je dis que je fais partie de ceux qui veulent « tuer le game » , et aujourd’hui, il n’y en a pas beaucoup. « Tuer le game » ça veut dire quoi ? ça veut dire que malheureusement, quand on observe la classe politique guyanaise, nous avons au pouvoir, des personnes qui sont là depuis plusieurs décennies, et qui se partagent la Guyane, comme un gâteau. Chacun prend sa part. « Je te donne ci, et en échange moi je prends ça » … « parce que je t’ai placé là, tu vas m’accorder ça » … c’est ça qu’il faut tuer, parce ça ne permet pas au pays d’avancer. On n’est pas sur du dégagisme. On constate tout simplement, qu’il y a des gens qui sont au pouvoir depuis plusieurs décennies et que le pays n’avance pas. Quand on regarde le taux de pauvreté en Guyane, on constate que c’est le taux le plus élevé de France. On est à près de 60%. Et en plus, on maquille les chiffres parce qu’il faut savoir que le seuil de pauvreté ici en Guyane est environ à 560 euros alors que dans l’hexagone il est de 1 100 euros, alors que le coût de la vie est beaucoup plus élevé ici. Donc on maquille les chiffres, et malgré cela on se retrouve à plus de 60 %. Ça veut dire que dans la réalité, on est à plus de 70 % de taux de pauvreté. Le taux de chômage est à plus de 30 % chez les jeunes. On ne peut pas parler de réussite politique, ni économique. On est dans un pays très inégalitaire où il n’y a pas d’opportunités économiques à la hauteur de la Guyane. Je pense que nos politiques ont plutôt échoué de ce point de vue-là.
« Tuer le game » , c’est un terme qui peut paraître agressif ?
Il faut voir le contexte dans lequel on utilise le verbe « tuer ». Effectivement, tuer tout seul ça peut paraître agressif. Tuer le game, c’est tuer le jeu. On est là pour dire « tuer un jeu ». À un moment donné, il faut qu’on soit sérieux et qu’on se comporte comme des adultes. C’est ça l’idée. Donc ce n’est pas violent quand on prend l’expression dans son ensemble. Donc ça passe pour les jeunes, et même pour les moins jeunes. On avait des personnes dans la tranche 55-70 ans qui étaient un peu frileuses au départ et qui aujourd’hui, estiment que c’est frais. On est dans une expression. C’est de la communication. Tuer, c’est tuer le game pour montrer la rupture politique.
« Demain peut-être, Saint-Laurent sera la première ville des outremers »
Parlez-nous de vous…
Je suis un enfant de l’Ouest. Ma famille vient de Maripasoula, Papaïchton et Apatou. On s’est installé à Saint-Laurent dans les années 70. Aujourd’hui, le QG de la famille c’est Saint-Laurent. J’ai un double parcours à Sciences Po Paris où j’ai fait une spécialisation politique en Amérique du Sud, donc je connais plutôt bien le continent sud-américain, notamment la région andine (Colombie, Venezuela, Equateur, Panama, Cuba…). Ensuite, j’ai fait un master en gestion des ressources humaines, toujours à Sciences Po Paris. Quand je suis revenu en Guyane en 2015, après avoir travaillé dans plusieurs sociétés parisiennes, j’ai créé un groupe de réflexion avec des jeunes de l’ensemble du territoire et la partie de ce groupe-là, qui était originaire de Saint-Laurent, a décidé de porter un projet dans le cadre des élections municipales. J’étais la tête de liste « Saint-Laurent un souffle nouveau » où l’idée c’était de proposer un projet politique alternatif qui s’inscrive dans la rupture de ce qui s’est fait à Saint-Laurent depuis plusieurs décennies avec pour objectif d’intégrer le conseil municipal et d’avoir une existence politique à Saint-Laurent. Demain peut-être, Saint-Laurent sera la première ville des outremers, devant Saint-Denis de La Réunion, avec plus de 130 000 habitants. Pour nous, c’est extrêmement important d’exister dans cette institution et d’avoir une existence politique et critique dans cette institution.
Vous avez grandi route des Vampires… issu d’une famille modeste… Etes-vous, ou voulez-vous être le symbole de ceux qui, parti de rien, ont réussi ?
Je ne sais pas si je suis un symbole. Il faut aller beaucoup plus loin. Je suis issu d’une famille normale de Saint-Laurent. La normalité à Saint-Laurent, ce sont les classes populaires, et notamment ultra populaire. Je suis issu d’un de ces quartiers populaires, la route des Vampires, qu’on appelait quand j’étais plus jeune, le ghetto, parce qu’on était influencé par les musiques urbaines caribéennes… Le terme ghetto ici c’est vraiment celui caribéens. C’était un quartier populaire, défavorisé, avec peu d’infrastructures, et au final, un taux de chômage très élevé et la violence, qui engendrait beaucoup de difficultés. J’ai grandi dans ce contexte-là.
Qu’est ce qui a fait que vous sortiez du ghetto en réussissant vos études et trouver un travail qui vous plaise ?
J’ai encore beaucoup à faire. Mais ce qui a fait que j’arrive à aller loin dans mes études et dans la vie en général, c’est qu’il ne faut pas avoir peur de rêver et de travailler pour atteindre ses objectifs. J’ai toujours été un grand rêveur. Je me considère comme un utopiste pragmatique. Je rêve mais je pars toujours de la réalité. La deuxième chose c’est de rester très critique, vis-à-vis de soi-même et de la société qui nous entoure. Il y a plein de choses qu’il faut questionner chez soi en tant qu’individu, en tant que citoyen, dans sa famille et la société. Je pense qu’il ne faut jamais abandonner ses rêves, se battre et travailler très dur pour les réaliser.
Jessi Américain est l’auteur du roman « Nègre marron, itinéraire d’un enfant du ghetto » écrit à son retour en Guyane et qui revient sur ses origines et s’inspire de son parcours à Paris, en Colombie et à Saint-Laurent…
La politique vous a toujours animé ? Comment la voyez-vous ?
Pour moi la politique c’est l’amour de la terre, l’amour de la population. C’est vraiment un outil, pour impacter positivement la vie des gens. Ce n’est pas le seul. Il y a aussi l’outil associatif, l’outil entrepreneurial, l’outil intellectuel, culturel… Mais pour moi, l’outil politique est le plus efficace. C’est celui qui va permettre de changer les choses en profondeur, et dans des délais relativement courts. C’est pourquoi je me suis investi en politique et que je vais continuer dans cette voie. Ce n’est pas une question de poste. C’est une manière de vivre et surtout un combat. Et forcément, comme pour tout combat, ça va prendre du temps. On est sur un délai relativement long. Ça va prendre du temps mais on va gagner. Il n’y a pas de doute sur le fait d’atteindre la victoire. Il y a zéro doute là-dessus. Mais gagner c’est pour impacter positivement la vie des gens. Pour le faire, il faut passer par des élections. Il faut être présent dans les institutions, les centres de décisions. Mais le combat il est plus global. Il y a plusieurs domaines : politique, intellectuel (créer des concepts ancrés à nos réalités, écrire nos histoires et construire nos légendes), associatif et entrepreneurial. C’est donc un combat global.
L’an dernier, vous avez participé aux municipales à Saint-Laurent dans un contexte particulier avec 7 listes en présence, dont celle de la maire sortante et du député de l’ouest… Vous avez terminé 3e . Qu’en retenez-vous ?
Pour moi ça été une expérience très positive puisque c’était une élection très compliquée, avec 7 listes, des dispersions des voix. J’avais une équipe majoritairement de jeunes, de personnes qui n’avaient jamais fait de politique. Même moi, je n’avais jamais participé à une campagne électorale. L’idée c’était de proposer une alternative politique. On l’a fait je crois avec une vision sur les activités économiques à développer à Saint-Laurent du Maroni sur les années qui viennent. On a aussi porté une vision sur l’urbanisme, comment aménager notre ville en restant nous-même, en étant amazonien et en respectant les diversités culturelles. Tout cela, on l’a intégré à l’aménagement et au développement du territoire. On a aussi parlé de culture, de nos jeunes. On a parlé aussi d’émopédie. C’est la première fois que les gens entendaient ce mot. On a parlé d’éducation populaire. C’était extrêmement intéressant. Je pense qu’on avait le projet le plus abouti, le plus sérieux, le plus complet. De ce point de vue-là, c’était une réussite. C’était une expérience politique, de vie, très enrichissante.
Vous êtes conseiller municipal d’opposition depuis plus d’un an maintenant, comment abordez-vous cela ?
Nous sommes une opposition constructive. Quand on considère qu’il y a des choses positives pour la population, on le dit et on le met en avant. En revanche, quand on considère que ça ne va pas aider la population, on le dit encore plus fort. On essaie de critiquer quand il le faut et de proposer aussi quand il le faut. La crise sanitaire a rendu les choses particulières. Par exemple, nous n’avons toujours pas eu de conseil municipal en présentiel !
Vous avez créé des groupes de réflexion et sillonné le territoire… Quel était l’objectif et quel en est le résultat ?
Nous avons lancé un concept « changer d’air ». C’est une référence à Léon Gontran Damas, à son poème « Grand comme un besoin de changer d’air ». C’est aussi changer d’ère, parce qu’on considère, que dans la manière de gouverner ce pays, il faut changer de génération, d’époque. Les ateliers populaires abordaient 5 thématiques : l’identité, le modèle pour la Guyane (quels sont les secteurs d’activité qui vont permettre le développement économique de la Guyane et comment devenir autonome sur le plan alimentaire), le bonheur (c’est l’objectif de la vie et de la politique pour être libre et atteindre le bonheur), la place de la Guyane dans le monde (contexte sud-américain où nous avons des choses à apporter au monde) et les choses à transformer (dans le cadre de nos institutions par exemple). Nous avons été à Saint-Georges, Cayenne, Matoury, Macouria, Kourou, Sinnamary, Mana, Saint-Laurent, Maripasoula et Papaïchton. On a échangé avec la population. Ce qu’on en retire, c’est que sur une partie du territoire, il y a beaucoup de désespoir. On a rencontré des jeunes de 18 ans à Saint-Georges qui nous ont dit qu’ils ont lâché l’affaire. Ils n’ont plus l’intention de se battre pour s’en sortir. Ils ont renoncé ! A 18 ans… c’est grave En revanche, on a des personnes sur d’autres parties du territoire, qui sont dans une démarche de lutte et propositions. Même si ce n’est pas toujours structuré, ce sont des personnes, qui s’organisent pour créer des coopératives, s’entraider dans le secteur du couac à Maripasoula et Papaïchton par exemple où des femmes s’organisent pour commercialiser leur produit. Il y a des démarches très intéressantes sur l’ensemble du territoire. Aujourd’hui, il faut redonner de l’espoir à la population. Il faut être dans une démarche optimiste, tout en étant ancré à la réalité. Je pense qu’on peut aller très loin dans ce pays.
C’est-à-dire ?
Je pense qu’on a la possibilité de créer un modèle économique qui soit propre à la Guyane, par rapport aux richesses que nous avons. Il y a des secteurs d’activités que nous pouvons valoriser, qui respectent nos identités et qui respectent l’environnement. Par exemple avec l’agriculture. On a des produits avec de fortes valeurs ajoutées : le couac, le wassaï, l’aquaculture, le coumaou, l’acoupa de rivière. Il faut développer l’agro-alimentaire, avec des produits de chez nous. Le tourisme est un enjeu majeur. Il faut le structurer et le développer. Aujourd’hui, le tourisme a un chiffre d’affaire plus important que l’exploitation de l’or. Le tourisme c’est le secteur d’activité qui a un taux de pénétration tel qu’il va impacter positivement plusieurs autres secteurs d’activités : la restauration, le divertissement… Le touriste il va à l’hôtel, au restaurant, au marché, en boîte… La culture est aussi un vrai secteur d’activités à part entière. Pour nous, le modèle guyanais est un modèle où on pense, on construit et on fait par nous-même. Ce n’est pas un modèle où on a des entreprises qui arrivent et vont nous vendre 750 emplois et qui vont détruire notre environnement. Notre modèle, ce sont des centaines d’entrepreneurs locaux qui vont créer chacun 5, 10, 15 emplois, qui sont porteurs.
« On a une liste de tueurs en série »
Vous êtes très présents sur les réseaux sociaux avec des personnes qui sont mises en avant… cette campagne est décidément aussi numérique ?
Non, on a fait plusieurs types de vidéos pour présenter les ateliers populaires, par thématiques. On a fait des vidéos pour parler de thématiques libres, comme la place de la femme ou encore d’identité. Nous avons fait des vidéos ensuite pour résumer ces ateliers populaires. Et là, on est dans une démarche où on valorise des personnes qui sont issues de communautés très variées… des Guyanaises d’origines brésiliennes, haïtiennes, dominicaines, amérindiennes, bushinenge, créoles… Ce sont des citoyens qui ont validé la démarche « changer d’air » et qui ont participé activement aux ateliers populaires, et qui sont conscientes qu’il faut « tuer le game ». Donc ce ne sont que des tueurs en série dans les vidéos !
Comment décrivez-vous votre programme ?
Je n’ai pas envie de parler de programme, mais plutôt d’ambition politique. On n’est pas sur un programme catalogue et créer 15 collèges et lycées… nous on préfère s’interroger sur quoi faire avec. Qu’allons-nous enseigner à ces jeunes ? Quelle orientation allons-nous prendre pour quel secteur d’activité… Voilà les angles qu’il faut aborder. Notre ambition politique sera positive pour le territoire et doit nous ressembler. Idem, dans la manière d’exercer le pouvoir, on doit sentir nos forces.
Qu’est-ce qui fera la différence avec les autres candidats ?
Le citoyen verra en quoi notre ambition politique et les valeurs que nous représentons sont différentes de ce qu’ils ont l’habitude de voir depuis plusieurs années en Guyane. Ce n’est pas mon rôle de dire que je suis plus intéressant qu’un tel ou un tel. Aujourd’hui, on n’est pas dans ce registre. On ne se bat pas contre des personnes, ni même ce qu’elles représentent politiquement. Nous, on veut construire une ambition collective pour le territoire. Et puis le citoyen va choisir. Nous avons des valeurs et principes. L’amour de la terre, nous l’avons exprimé dès l’an dernier. Il y a aussi l’authenticité, comme l’amour, la dignité, le bonheur.
Politiquement, avez-vous avez évolué depuis que vous avez été élu à Saint-Laurent ?
Moi ça me renforce encore plus. Je vois que nous avons les outils, à travers les institutions. Le problème n’est pas forcément un problème d’argent. On parle beaucoup d’argent et de finances. De l’argent il y en a. Certes, il n’y en aura jamais assez mais par rapport à nos moyens, nous pouvons faire des choses qui peuvent impacter la vie des gens dans tous les domaines (politique, culturel, petite-enfance, aménagement du territoire…)
Mais comment convaincre le plus grand nombre de personnes sur l’ensemble du territoire et dépasser le seul secteur de Saint-Laurent ? Là, il ne s’agit pas que de Saint-Laurent…
Aujourd’hui, on a un groupe qui est né des ateliers populaires avec des personnes qui représentent des principes, des valeurs et qui aiment ce territoire. C’est ça qui va faire la différence : des personnes qui ont un ancrage sur ce territoire.
Jessi Américain veut créer une dynamique sur l’ensemble du territoire (crédit photo : DR)