En cette journée de commémoration de l’abolition de l’esclavage, Patrick Lingibé revient sur le préjugé de race dont aurait été victime Gaston Monnerville lors des élections du président de la République en 1953, au cours de la quatrième république.
Patrick LINGIBÉ est un intellectuel et un avocat guyanais engagé. Ses actions et ses travaux sur les problématiques institutionnelles et de justice sont unanimement reconnus au niveau national. Intellectuel ultramarin de conviction et d’actions, il a mené également des travaux juridiques sur le système esclavagiste et de ses implications au sein des sociétés actuelles. Il est l’auteur de nombreux articles sur le sujet. Il a retrouvé sa généalogie africaine avec sa triailleule paternelle Charlotte LINGIBÉ, esclave en Guyane libérée le 10 juin 1848, originaire du royaume du Dahomet (actuel Bénin).
Il est également considéré comme un spécialiste de l’avocat et du juriste Gaston Monnerville. Il est intervenu à cet effet au Sénat lors d’une table-ronde organisée le jeudi 7 octobre 2021 avec pour thème « Gaston Monnerville – L’héritage ». Il est récemment intervenu sur le même sujet le vendredi 19 mai 2023 en Martinique à l’occasion de la Saint-Yves, patron des avocats.
En décembre 1953 doit se tenir au sein du Parlement français des élections pour élire le prochain président de la République. En effet, la France est régie par le régime parlementaire de la Constitution du 27 octobre 1946. Pour rappel, son article 5 dispose que « Le Parlement se compose de l’Assemblée nationale et du Conseil de la République. » Le Conseil de la République est le nom donné au Sénat sous la quatrième République.
L’article 11, deuxième alinéa, de la Constitution de 1946 dispose :
« Lorsque les deux Chambres se réunissent pour l’élection du Président de la République, leur bureau est celui de l’Assemblée nationale. »
L’article 29 prévoit :
« Le Président de la République est élu par le Parlement.Il est élu pour sept ans. Il n’est rééligible qu’une fois. »
L’article 39 qui concerne les modalités temporelles précise :
« Trente jours au plus, quinze jours au moins avant l’expiration des pouvoirs du Président de la République, le Parlement procède à l’élection du nouveau Président. »
C’est un arrêté du bureau de l’Assemblée nationale du 26 novembre 1953 qui a convoqué le Parlement en congrès à Versailles pour procéder à l’élection du prochain Président de la République.
Le président sortant Vincent Auriol, ancien président de l’Assemblée nationale, a été élu Président de la République lors du précédent congrès parlementaire le 16 janvier 1947. Il a décidé de ne pas se représenter pour un second mandat, ouvrant donc la voix à plusieurs prétendants à sa succession.
Si l’élection de Vincent Auriol n’a posé aucune difficulté en 1947 avec une élection au premier tour, celle de son successeur va tourner au cauchemar électoral, ridiculisant l’institution parlementaire au passage à l’époque.
Le congrès du Parlement s’ouvre à Versailles le jeudi 17 décembre 1953 avec un corps électoral initial constitué de 932 votants députés et sénateurs.
La majorité absolue requise pour être élu pour ce premier tour est de 465 voix.
Présidée par le député André Le Troquer assurant l’intérim en sa qualité de vice-président de l’Assemblée nationale, le premier tour du scrutin débute.
Il y a huit candidats déclarés à ce premier tour parmi lesquels quatre prétendants se distinguent du reste des candidatures : Monsieur Marcel-Edmond Naegelen qui est le candidat de la gauche, Joseph Laniel, actuel président du conseil du conseil des ministres du président Auriol, Georges Bidault, ancien président du conseil des ministres, Yvon Delbos, ancien ministre de l’Éducation nationale. Ce premier tour ne permet à aucun des huit candidats en lice d’obtenir la majorité absolue de 465 voix sur 932 votants : Messieurs Naegelen, Laniel, Bidault et Delbos obtenant respectivement seulement 160, 155, 131 et 129 voix.
Un deuxième tour de scrutin sera organisé le même jour où seuls les quatre candidats précités se maintiendront avec un score ne permettant pas d’atteindre la majorité absolue de 462 voix sur 927 votants : Messieurs Naegelen, Laniel, Delbos et Bidault obtiennent 209, 276, 185 et 143 voix.
Le troisième tour sera organisé le vendredi 18 décembre 1953 avec cinq candidats qui n’arrive toujours pas à obtenir sur leur nom les 460 voix requis pour tour pour être élus : dont Laniel (358 voix), Naegelen (313) et Delbos (42 voix).
Le quatrième tour est organisé le même vendredi avec cinq candidats sans résultats qualifiants : Laniel (408 voix), Naegelen (344 voix),
Le samedi 19 décembre 1953 sont organisés les cinquième et sixième tour de scrutin sans résultat qualifiant. Pour le cinquième tour quatre candidats : Laniel (374 voix), Naegelen (312 voix), Medecin (197 voix) et Bidault (13 voix). Pour le sixième tour trois candidats : Laniel (397 voix), Naegelen (306 voix) et Medecin (171 voix).
Le dimanche 20 décembre 1953 sont organisés les septième et huitième tours sans pouvoir départager les deux candidats importants en lice Laniel et Naegelen.
Le lundi 21 décembre 1953 sont organisés les neuvième et dixième tour de scrutin avec les mêmes résultats.
Le mercredi 23 décembre 1953 sont organisés les onzième, douzième et treizième tour.
Sept personnes sont candidates au onzième tour avec un nouveau venu en la personne de René Coty : Naegelen (372 voix), Jacquinot (338 voix), René Coty (71 voix), Bidault (12 voix), Laniel (12 voix), Pfimlin (12 voix), Koenig (10 voix).
Les résultats démontrent que Monsieur Laniel arrive en tête des suffrages du cinquième au onzième tour de scrutin.
Au douzième tour trois candidats se maintiennent, Laniel ayant décidé d’abandonner la partie : Coty (431 voix), Naegelen (333 voix) et Jacquinot (26 voix).
Ce n’est qu’au treizième tour de scrutin que l’élection présidentielle va être concluante, à force de compromis. Monsieur René Coty va être élu 477 voix face à Monsieur Naegelen (329 voix) et Jacquinot (21 voix), la majorité absolue étant de 436 pour ce scrutin.
Il a donc fallu treize tours de scrutin pour élire le deuxième et dernier président de la Quatrième République, en recourant à des stratégies électorales et en allant choisir un candidat que personne ne pensait et qui n’a jamais pensé être candidat, alors que traditionnellement le chef de l’Etat est élu dès le premier tour du scrutin.
Pourquoi cette élection présidentielle de 1953 a un lien avec Gaston Monnerville alors que ce dernier n’a pas été candidat à aucun des treize tours de scrutin ?
Il faut savoir qu’il est une tradition instaurée sous la IIIème et IVème République qui veut qu’en cas de scrutin indécis et non concluant, ce qui est le cas en l’espèce, l’ensemble des parlementaires élisent, par choix de raison, le président de la haute assemblée (Sénat dénommé Conseil de la République sous la quatrième République).
Il se trouve que ce Conseil de la République de la République est depuis 1947 présidé par un certain sénateur guyanais Gaston Monnerville, homme de couleur détonnant par ses origines au regard du reste de l’assemblée de sénateurs qui l’a élu. Il détonne également au sein du Congrès qui se réunit en décembre 1953 à Versailles.
Devant les scrutins qui s’éternisent et ridiculisent les assemblées du Parlement, l’option de recourir au choix du président de la Haute assemblée est donc la solution alternative d’évidence.
Gaston Monnerville lui-même propose ses services à ce niveau.
Cependant, il se rend compte rapidement que ce choix ne retient pas l’attention et ne fait donc pas l’unanimité chez les parlementaires alors que cela ne devait être qu’une formalité, conforme aux traditions républicaines.
Or, il est clair que Gaston Monnerville a toutes les qualités pour être élu : avocat talentueux, juriste exceptionnel avec des compétences de législateur reconnu de tous et ancien résistant.
Il propose donc ses services en républicain convaincu qu’il est ne faisant aucune distinction entre les hommes en raison de leur origine.
Cependant, il a un défaut, celui d’avoir une couleur de peau différente et d’être noire, ce qui le discrimine et il s’en rend compte à ce moment précis de son existence.
Comme l’indique à juste titre l’historien Rodolphe ALEXANDRE le préjugé de race est prégnant lors de cette élection : « Il a dit qu’il était disponible, mais il n’a pas dit qu’il était candidat. Mais avec treize tours, indéniablement, les mentalités n’avaient pas encore évolué pour qu’il soit président de la République (…) Le préjugé de race à l’époque est prégnant. Gaston Monnerville s’est rendu compte, lui, président du Sénat, qui avait servi la République, fait la Deuxième Guerre mondiale, que le préjugé de race devenait un obstacle rédhibitoire à toute ambition au poste suprême, il n’aura pas été le premier « Obama » de la République française » (colloque au Sénat du jeudi du 7 octobre 2021).
Or, objectivement Gaston Monnerville était, par son profil et sa stature, au-dessus du lot des prétendants et donc le candidat parfait et idéal pour succéder au président Auriol.
Lors d’une émission télévisée en 2020 sur le média public régional, le journaliste Jean-Michel Aphatie va rappeler cet évènement de décembre 1953 très peu rapporté car il met mal à l’aise ainsi que la discrimination feutrée dont va être victime Gaston Monnerville.
Qu’aurait été le destin de la Quatrième de la République avec un Gaston Monnerville comme président de la République alors que celui qui a été élu et que les parlementaires vont chercher par défaut à compter du onzième tour du scrutin. Le candidat élu aux forceps René Coty qui entrera en fonction 16 janvier 1954 pour sept années ne terminera pas son mandat présidentiel et quittera ses fonctions le 8 janvier 1959, à la suite de l’élection à cette date du général de Gaulle, conformément à l’article 91 de la nouvelle Constitution du 4 octobre 1958 instaurant la Cinquième République. En effet, la crise algérienne et le rappel du général aux affaires ont eu raison de cette Quatrième République éphémère.
Exemples historiques
Le préjugé de race dont a été victime à l’évidence Gaston Monnerville en 1953 existait pourtant et deux exemples historiques le démontrent.
Le premier se déroule durant la seconde guerre mondiale. Il faut se souvenir que lors de la capitulation de la France devant l’Allemagne, la France sera occupée. C’est grâce aux colonies africaines que la France libre disposera d’une entité territoriale. C’est dans la ville africaine de Brazzaville que le général de Gaulle va ainsi annoncer la création d’un Conseil de défense de l’Empire et qu’en tant que capitale de la France libre elle accueillera en 1944 la conférence des forces de la France libre. Pendant trois années, la capitale d’Afrique noire Brazzaville va devenir la capitale de la France libre et offrir ainsi au général de Gaulle et à la France libre une assise en termes de logistique et de représentation.
Le rôle important mais peu connu qu’y a joué le grand guyanais Félix Eboué est à souligner. Pourtant, en 1944 il sera mené une opération dite de blanchiment des troupes coloniales. Elle a consisté à ordonner le retrait des soldats noirs de la 9ème division d’infanterie coloniale et de la 1ère DMI, lesquels ont été remplacés par des personnes de couleur blanche appartenant aux Forces Françaises de l’Intérieur (FFI). Ce blanchiment aurait été ordonné par le général de Gaulle pour satisfaire dit-on la demande du chef d’état-major américain Walter Bedell Smith. Cela explique la raison pour laquelle lors de la libération de la capitale en 1944, il n’y a pas de soldats noirs africains dans les troupes militaires entrant dans Paris.
En décembre 1953, nous sommes neuf années après cette opération de blanchiment des troupes coloniales africaines. Par ailleurs, l’Europe meurtrie par la seconde guerre bénéficie du programme américain de prêts accordés aux différents Etats européens, dont la France, avec le Foreign Assistance Act of 1948 plus connu sous le nom de plan Marshall du nom du secrétaire d’Etat Georges Marshall. Cependant, on peut imaginer la réaction des Etats-Unis à l’élection d’un président noir en décembre 1953 alors que des politiques ségrégationnistes et racistes sont pratiquées à cette période mouvementée sur le territoire américain.
Le deuxième concerne l’éducation et la culture. Il convient de rappeler que le manuel scolaire de référence dénommé « Le tour de France par deux enfants » écrit par Augustine Fouillée en 1877 enseignait aux enfants dans les écoles qu’il y avait quatre races dans le monde. Il y était même écrit que « la race blanche est la plus parfaite » et que par déduction et a contrario la race noire, dont Gaston Monnerville était une illustration, était par essence la plus imparfaite. Ce livre qui est rempli d’inepties va être une référence pendant une très longue période, de 1877 à 1977, soit pendant un siècle. Que penser du contenu de cet ouvrage avec le principe d’égalité posé en 1848 en faveur des esclaves noirs et de leurs descendants ?
Problématique identitiaire
Ces histoires démontrent qu’il y a un intérêt impérieux à réfléchir sur ce qu’être français en réalité car les originaires d’outre-mer ont cette sensation d’être considérés comme des Français entièrement à part avec des identités oubliées.
La gestion de la crise sanitaire n’ayant fin qu’aggraver ce sentiment avec des mesures discriminatoires affectant leur déplacement à l’intérieur de leur pays (soumission à un motif impérieux).
Lors d’une interview donnée le vendredi 4 décembre 2020, Emmanuel Macron reconnaissait cette problématique identitaire : « Quand on parle d’identité française, c’est la grande histoire qu’on connaît tous. Mais c’est aussi des tas d’histoires tressées que toute cette jeunesse porte par son aventure familiale. Il faut savoir reconnaître ces mémoires, les partager. La reconnaître dans nos programmes d’histoire, beaucoup mieux qu’on ne le fait, la reconnaître dans nos musées. »
Il y a une nécessité impérieuse de passer aux actes et aux travaux pratique afin que soient représentées certaines parts de l’histoire collective française dans laquelle des femmes et des hommes d’une couleur et d’une origine différentes de la majorité de la population hexagonale ont joué un rôle primordial dans le destin national, parmi lesquels on trouve certaines personnalités d’exception de couleur nommées Gaston Monnerville ou encore Félix Eboué.
N’est-ce cette pluralité d’histoires qui fonde le concept justement en déshérence de Nation dans laquelle on retrouve des identités plurielles respectées et non gommées mis en partage dans une histoire commune.
Le grand auteur anticolonialiste et humaniste Albert CAMUS a écrit une pensée d’une grande actualité : « Être différent n’est ni une bonne ni une mauvaise chose. Cela signifie simplement que vous êtes suffisamment courageux pour être vous-même. »
Dans cette histoire collective, le temps est venu de mettre en lumière les parts sombres et moins glorieuses de celle-ci et de constater l’ignominie qu’a été l’esclavage de tout un peuple et surtout de constater les conséquences et les stigmates que cette tragédie humaine a engendrées au sein des générations qui en sont les descendants.